• La pêche donne-t-elle la pêche ?

     

     

    C’est très bientôt l’ouverture de la pêche en eaux douces, même si elle n'est pas permise partout.

     

    La pêche donne-t-elle la banane ?

     

     

     

    L’occasion idéale de (re)lire ce petit texte extrait des Histoires naturelles (1896) de notre bon Jules Renard. Coup de chance, ce petit texte s’intitule « Poissons ». La mort est bien faite…

     

     

    Poissons

     

    M. Vernet n’était pas un pêcheur à embarras, un pêcheur savant, vaniteux, bavard, insupportable, il n’avait point de costume spécial, d’engins coûteux et inutiles, et la veille de l’ouverture ne lui donnait pas la fièvre. Une ligne lui suffisait, de fil cordonné ; un bouchon discrètement peint, des vers de son jardin comme amorce, et un sac de toile où il rapportait le poisson. Pourtant M. Vernet aimait la pêche ; passionnément, ce serait trop dire ; il l’aimait bien, il n’aimait plus qu’elle, après avoir renoncé successivement, pour des raisons diverses, à ses exercices préférés.

    La pêche ouverte, il pêchait presque tous les jours, le matin ou le soir, le plus souvent au même endroit. D’autres pêcheurs accordent de l’importance au vent qu’il fait, au soleil qui chauffe, aux nuances de l’eau, M. Vernet aucune.

    Sa perche de ligne de noisetier à la main, il partait à son gré, longeait l’Yonne, s’arrêtait aussitôt qu’il ne voulait pas aller plus loin, déroulait, posait la ligne, et passait d’agréables moments, jusqu’à l’heure de revenir à la maison pour déjeuner ou dîner. M. Vernet n’était pas assez fantaisiste, sous prétexte de pêche, pour manger mal à l’aise, dehors.

    C’est ainsi qu’il se trouva, dimanche dernier, le matin, d’assez bonne heure, s’étant pressé un peu ce premier jour, assis sur l’herbe, et non sur un pliant, au bord de la rivière.

    Tout de suite, il s’amusa autant qu’il pouvait. Cette matinée lui semblait délicieuse, non pas seulement parce qu’il pêchait, mais parce qu’il respirait un air léger, parce qu’il voyait miroiter l’Yonne, suivait de l’oeil une course sur l’eau de moustiques à longues pattes, et écoutait des grillons chanter derrière lui.

    Certes, la pêche l’intéressait aussi, beaucoup.

    Bientôt, il prit un poisson.

    Ce n’était pas une aventure extraordinaire pour M. Vernet. Il en avait pris d’autres ! Il ne s’acharnait pas après les poissons, il était homme à s’en passer, mais chaque fois qu’un poisson mordait trop, il fallait bien le tirer de l’eau. Et Vernet le tirait toujours avec un peu d’émotion.

    On la devinait au tremblement de ses doigts qui changeaient l’amorce.

    M. Vernet, avant d’ouvrir son sac, posa le goujon dans l’herbe. Il ne faut pas dire : « Quoi ! Ce n’était qu’un goujon ! » Il y a de gros goujons qui agitent si violemment la ligne que le coeur du pêcheur bat comme à un drame.

    M. Vernet, calmé, rejeta sa ligne à l’eau et au lieu de mettre le goujon dans le sac, sans savoir pourquoi (il ne sut jamais le dire), il regarda le goujon.

    Pour la première fois, il regarda un poisson qu’il venait de prendre ! D’habitude, il se dépêchait de lancer sa ligne à d’autres poissons, qui n’attendaient qu’elle. Aujourd’hui, il regardait le goujon avec curiosité, puis avec étonnement, puis avec une espèce d’inquiétude.

    Le goujon, après quelques soubresauts qui le fatiguèrent vite, s’immobilisa sur le flanc et ne donna plus signe de vie que par les efforts visibles qu’il faisait pour respirer.

    Ses nageoires collées au dos, il ouvrait et fermait sa bouche, ornée, à la lèvre inférieure, de deux barbillons, comme de petites moustaches molles. Et, lentement, la respiration devenait plus pénible, au point que les mâchoires hésitaient même à se rejoindre.

    « C’est drôle, dit M. Vernet, je m’aperçois qu’il étouffe ! »

    Et il ajouta :

    « Qu’il souffre ! »

    C’était une remarque nouvelle, aussi nette qu’inattendue. Oui, les poissons souffrent quand ils meurent ; on ne le croit pas d’abord, parce qu’ils ne le disent pas. Ils n’expriment rien ; ils sont muets, c’est le cas de le dire ; et par ses détentes d’agonie, ce goujon semblait jouer encore !

    Pour voir les poissons mourir, il faut, par hasard les regarder attentivement, comme M. Vernet. Tant qu’on n’y pense pas, peu importe, mais dès qu’on y pense !…

    « Je me connais, se dit M. Vernet, je suis fichu ; je m’interroge et je sens que j’irai jusqu’au bout de mon questionnaire ; c’est inutile de résister à la tentation d’être logique : la peur du ridicule ne m’arrêtera pas ; après la chasse, la pêche ! Un jour quelconque, à la chasse, après un de mes crimes, je me suis dit : De quel droit fais-tu ça ? La réponse était toute prête. On s’aperçoit vite qu’il est répugnant de casser l’aile d’une perdrix, les pattes d’un lièvre. Le soir, j’ai pendu mon fusil qui ne tuera plus. L’odieux de la pêche, moins sanglante, vient seulement de me frapper.

    À ces mots, M. Vernet vit le bouchon de sa ligne qui se promenait sur l’eau comme animé, comme par défi. Il tira machinalement une fois de plus. C’était une perche hérissée, épineuse, qui, goulue comme toutes ses pareilles, avait avalé l’hameçon jusqu’au ventre. Il fallut l’extraire, arracher de la chair, déchirer des ouïes de dentelle rouge, se poisser les mains de sang.

    Oh ! il saignait, celui-là, il s’exprimait !

    M. Vernet roula sa ligne, cacha au pied d’un saule les deux poissons qu’une loutre y trouverait peut-être et s’en alla.

    Il semblait plutôt gai et méditait en marche. « Je serais sans excuse, se disait il. Chasseur, même si je pouvais m’offrir avec mon argent d’autre viande, je mangeais du moins le gibier, je me nourrissais, je ne donnais pas la mort uniquement par plaisir, mais Mme Vernet rit bien, quand je lui apporte mes quelques poissons raides et secs, et que je n’ose même pas, honteux, la prier de les faire cuire. C’est le chat qui se régale. Qu’il aille les pêcher lui-même s’il veut ! Moi, je casse ma ligne ! » Cependant, comme il tenait encore les morceaux brisés, M. Vernet murmura, non sans tristesse :

    « Est-ce enfin devenir sage, est-ce perdre déjà le goût de vivre ?

     

     

     

     

    La pêche donne-t-elle la banane ?

     

     

     

     

    [Mis en ligne le 2/03/2019]

     

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  • Commentaires

    5
    citoyen lambda
    Dimanche 3 Mars 2019 à 17:48

    Ce serait un péché de ne pas aller pêcher en été et de ne pas donner la citoyenneté et le droit de voter aux brochets.

    4
    Dimanche 3 Mars 2019 à 09:52

    @Arsène

    Merci pour cette belle référence au grand Alain.

    Oui, bien sûr, c'est tout à fait ça. D'ailleurs, Renard fait le parallèle dans sa nouvelle. Aujourd'hui, chasser et pêcher pour se distraire ou pour tuer le temps revient à tuer pour le plaisir... de tuer. C'est étrange et, à mes yeux (et pas qu'aux miens !), totalement incompréhensible, injustifiable (et impardonnable ?).

    3
    Arsène
    Dimanche 3 Mars 2019 à 09:36

     

    Cela me fait penser à cette chanson d'Alain Souchon "Sous les jupes des filles" et cet extrait 

     

    Alors faut qu'ça tombe :
    Les hommes ou bien les palombes
    Les bières, les khmers rouges
    Le moindre chevreuil qui bouge.
    Fanfare bleu blanc rage
    Verres de rouge et vert de rage
    L'honneur des milices
    Tu seras un homme, mon fils.

    La pêche, n'est-ce pas que de la chasse d'eau ?

     

     

    2
    Samedi 2 Mars 2019 à 10:13

    @Pierre

    Content de vous l'avoir fait découvrir. Vous n'avez pas tort pour l'antispécisme du propos. Il y a d'autres remarques du même ordre dans le reste du recueil... Ceci dit, je ne connais pas la position de J. Renard dans ce domaine.

    1
    Pierre
    Samedi 2 Mars 2019 à 09:54

    Je ne connaissais pas ce magnifique texte de Jules Renard. Merci. Je vais lire le recueil de toute urgence! On dirait presque une déclaration antispéciste.

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